Page:Reinach - Diderot, 1894.djvu/164

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
156
DIDEROT.


savoir le moment précis où il tirera son mouchoir et où ses larmes couleront, cette leçon, recordée d’avance, exclut-elle forcément toute sensibilité ? Arnould, faisant Télaïre, renversée entre les bras de Pillot-Pollux, se pâme, se meurt et bégaye tout bas : « Ah ! Pillot, que tu pues ! » Diderot admire violemment le mot, parce qu’Arnould, tout en se plaignant des senteurs de Pillot, fait croire au public qu’elle meurt vraiment d’amour pour Pollux et qu’ainsi Arnould n’est pas vraiment Télaïre, mais seulement et toujours Arnould. Mais cela est-il certain, et n’est-il pas plus vraisemblable, au contraire, qu’Arnould, s’évanouissant entre les bras de son amant et contractant ses narines, est, à la fois, Télaïre et Arnould, tout comme le crépuscule est à la fois le jour et la nuit ? L’âme du comédien en scène n’est pas identique à celle du comédien qui est rentré dans les coulisses ; quelque chose de l’âme du personnage qu’il joue passe dans la sienne pour l’émouvoir ; et la preuve qu’il en est ainsi, Diderot ne la fournit-il pas d’ailleurs contre lui-même en plus d’un endroit ? Quand il écrit, par exemple, après avoir assimilé l’acteur au poète : « Est-ce au moment où vous venez de perdre votre ami ou votre maîtresse que vous composez un poème sur sa mort ? Non. C’est lorsque la grande douleur est passée… » Qu’est-ce à dire sinon que, s’il n’est pas nécessaire que vous pleuriez encore pour me tirer des larmes, il faut, tout au moins, que vous ayez pleuré et que le souvenir de votre émotion, pénétrant l’art, le vivifie