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DIDEROT.


contre la misère, il avait commencé à emmagasiner dans son cerveau d’innombrables connaissances de toutes sortes ; puis, les années fiévreuses de l’Encyclopédie où il avait combattu à la tête de l’armée la plus ardente qu’ait connue le monde, pour la cause sacrée de la science ; ensuite, pendant six ans, maître du champ d’où il avait chassé ses ennemis et où il avait planté son drapeau, les excursions impétueuses en tous sens, dans tous les domaines de l’esprit humain, les explosions répétées des mines qu’il avait lentement chargées de poudre et qui éclataient en gerbes étincelantes. Maintenant, dans la guerre qu’il a été des premiers à déchaîner et qui se continue dans une offensive de plus en plus sûre de la victoire, sa part personnelle de bataille semble finie. Les troupes qu’il a recrutées, formées, dressées, habituées à vaincre, lancées à l’assaut du vieux monde, poursuivent avec méthode leur marche en avant. Mais il ne se sent plus de force à les conduire, ni même à les suivre ; bientôt son regard seul les accompagne, s’illuminant parfois d’un éclair, mais le plus souvent voilé et las. Avec le frisson des neiges qui a ébranlé sa santé, il a ressenti en Russie le premier froid de la nuit. Sevré en son pays de toutes récompenses officielles, arrêté par le roi sur le seuil de l’Académie, il avait bu avec avidité à la coupe dorée que lui tendait la Sémiramis du Nord, mais, l’ayant vidée, il avait connu le fond des vanités humaines. Même sa foi dans la postérité est ébranlée ; il ne récrirait plus les belles lettres qu’il adressait à