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DIDEROT.


meilleures années de sa vie aux industriels qui lui proposèrent de traduire le dictionnaire de Chambers, il exagère à son habitude ; ces libraires, dans un dessein d’ailleurs intéressé, lui rendirent le service d’orienter son existence, et s’il leur sacrifia quelque chose, ce fut seulement, dans la tâche même qu’il avait assumée, une exubérance d’imagination qui n’y eût point été de mise et que le gouvernement n’eût point tolérée. Seulement, ce surplus de pensées bouillonnantes qu’il ne lui est pas permis de déverser dans le cadre surveillé de son dictionnaire, il faut qu’il le répande ailleurs. Et, de là, tout le long de l’Encyclopédie, malgré le labeur énorme et presque surhumain qu’exige la formidable entreprise, ce monceau de fragments, romans et dialogues, critiques et contes, opuscules et lettres, mémoires et diatribes, qui sont l’œuvre vraiment personnelle du philosophe, dont ses contemporains n’ont connu qu’une faible partie et que notre siècle a recueillis, tout chauds encore d’une vie intense, parmi les ruines du grand monument écroulé.

Voilà donc une existence exclusive d’homme de lettres, comme nous dirions aujourd’hui, de philosophe, comme on disait alors, et il aura le droit de se vanter, dans un temps où il était encore permis de les nommer sans ridicule, « qu’il a aimé les Muses pour elles-mêmes ». Dans la foule qui est un composé « de fripons et d’imbéciles », Voltaire professe qu’il y a un petit troupeau séparé qu’on appelle la bonne compagnie et que, « ce petit