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Page:René Benjamin - Chronique d’un temps troublé, 1938.djvu/16

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Permettez donc que je me raconte. Vous êtes loin ; je me sens près. À l’âge difficile, celui de la maturité, si proche de la pourriture, vous allez m’aider à voir clair dans mon esprit, tout en le préservant de devenir insensible.

Chère Hélène, j’ai vendu mes meubles, détruit mes papiers, et je suis réfugié dans une chambre d’hôtel, comme un voyageur. La vie n’est qu’un passage ; vous ne cessez de le dire ; je viens de l’accepter.

Tout cela s’est fait en quelques heures. J’ai cru m’éveiller. J’étais devant mon miroir. « Mon pauvre ami, me suis-je dit, quelle vie manquée que la tienne ! Un tissu de contradictions, d’erreurs, d’à peu près. Sans cesse en mouvement, mais tu n’as rien fait, rien atteint !… »

Circonstance atténuante : je suis Français ! C’est un trop riche héritage : comment s’y reconnaître ? Comment tout garder ? Le cœur et l’esprit voudraient leur part, sans se combattre. C’est facile de trouver Louis XIV grand ; c’est naturel d’être envoûté par le Mariage de Figaro ; mais les aimer ensemble ! Alors, on hésite entre la sagesse et l’équité ; et le temps qu’on y perd est perdu pour l’action. Or, vivre c’est agir ; un homme qui n’agit pas n’est plus qu’un mort ; le nombre des morts, parmi les vivants, dépasse celui des cimetières. Ce n’est pas