Page:René Benjamin - Chronique d’un temps troublé, 1938.djvu/17

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faute d’esprit, il y en a trop dans le monde ; mais faute de caractère. Et voilà mon cas : je n’en ai jamais eu. J’ai cru longtemps que l’intelligence gênait l’action — quelle niaiserie ! — sans comprendre qu’une idée profonde, poussée, ne naît jamais de l’intelligence seule. Est-ce qu’une femme seule peut enfanter ? L’intelligence, cette vieille fille, doit être mariée tout de suite. Alors, au lieu d’idées-fantômes, elle produit des pensées actives, nourries du sang, du cœur, et du corps, et de tout l’être ! C’est par eux que la raison s’anime, et qu’un intellectuel – stade de l’enfance – devient un homme. Il y a très peu d’hommes… À quarante ans, j’ai peur de ne pas mériter ce titre.

Si je fais le bilan de ma vie, quel chaos ! Au début, des études de droit ; je deviens avocat ; je plaide aux Assises. Un jour, à force d’éloquence, je fais condamner un homme à mort. Il a commis trois crimes, mais l’idée qu’on va le tuer me rend malade. Un client, il faut bien que je l’assiste ! Dans la voiture qui nous emmène à l’échafaud, je me sens perdu d’émotion ; je dois être livide ; il s’en aperçoit ; il me prend la main, et dit : « Du courage !… Faut pas s’en faire ! » Le lendemain, je renonce à ce premier métier.

Je pars pour l’Afrique ; je pense voyager ; mais quelqu’un me propose de vendre des