Page:René Benjamin - Chronique d’un temps troublé, 1938.djvu/21

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quarante ans, j’ai adoré cette ville, qui allume l’esprit et active le cœur, parce qu’on y a sous la main et les yeux un prodigieux échantillonnage de ce qui est humain et inhumain, des trouvailles magnifiques ou imbéciles de l’homme. Paris, c’est tout, on y croise tout, et du fait de cet incroyable rapprochement, l’excès devient tolérable, et le médiocre prend de la couleur. Il y a comme un grand accommodement, une tolérance générale, de la raillerie devant la beauté, de la froideur devant le monstrueux ; ce n’est pas de l’indifférence mais de l’équilibre. L’air n’y est pas respirable, il ne s’agit plus d’y respirer. À sa place courent des ondes, qui vont droit aux nerfs et au sang, tandis que les poumons marchent au ralenti. On y gagne une fièvre, qui tue ou qui fait vivre. Paris pour des artistes est une griserie ; et ceux qui font de l’art ne sont pas les seuls artistes : bien des hommes qui agissent modèlent leur action selon des goûts de peintre, d’écrivain, d’auteur dramatique ; ils l’ignorent, mais cela est, et Paris est utile aux actions bien modelées. Pour moi, j’ai cru, sans agir, y être actif. Je me suis senti précis et rapide à Paris. Et puis, j’ai tant aimé, sur certaines places, dans quelques rues, cette aisance avec laquelle l’histoire la plus noble se rappelle et s’impose dans un présent familier. Que de drames et de grands