Page:René Benjamin - Chronique d’un temps troublé, 1938.djvu/22

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hommes ! Et quel coup de fouet que ces souvenirs !

Oui… mais est-ce que tout cela n’est pas, sinon fini, du moins gâché ? Les sentiments et la mémoire résistent-ils à l’explosion d’un nombre illimité de moteurs ? Camions, cars, autobus, des voitures grosses comme des maisons ont changé Paris en cauchemar. Le corps se défend, la pensée sombre. Il ne reste au Parisien que l’instinct de conservation parmi cette ferraille injurieuse. À quoi bon de l’esprit ? La matière domine de son bruit infernal. Et personne, bien entendu, ne songe à rien réformer. Il n’y a plus de chefs qui aient de l’âme : ceux qui dirigent n’ont d’yeux que pour des gains. Alors, tout ce qui part de Marseille, Toulouse, Bordeaux, que ce soit des caisses ou des cochons, passe par Paris, inonde Paris, pour gagner Lille, le Havre, Rouen. Et Paris se crevasse, se dégrade, meurt, comme les vieillards, en tremblant !

N’allez pas me dire :

— Tout meurt. Pourquoi Paris…

J’allais le penser ! Et Paris mort, on l’évoquera peut-être avec plus d’émotion qu’on en éprouve à le voir se survivre, invivable.

Croiriez-vous que dans ma lassitude — je passe une nuit pathétique — je ne suis même plus sensible à l’idée qui m’a tant révolté, que Paris, un jour, peut être ruiné