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Page:René Benjamin - Chronique d’un temps troublé, 1938.djvu/55

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Cette prédiction avait pour but de me terrifier : elle me divertit. Je le regardai :

— Mais alors, tu seras à la mienne ?

— Probable !

— C’est que moi, lui dis-je en riant, je travaille quinze heures par jour.

— Quinze heures !

D’un regard circulaire il chercha une masse pour m’écraser. Rien. Il me montra le poing, et cria :

— T’as pas le droit !

C’est un mot important. Le résultat de tant de théories ! En somme, ils raisonnent tous, le noble, le bourgeois, l’ouvrier. Ils ne cessent de raisonner sur la chose publique (c’est un poison, une maladie !) au lieu de faire leur métier, d’occuper leur place et rien qu’elle, au lieu de vivre. Le rationalisme a tué le réalisme. Ah ! le Moyen Age, qui dut être si sensé, si près toujours de la vie naturelle, on comprend qu’ils parlent avec horreur de ce temps bienheureux, où l’intelligence encadrée n’avait guère d’occasions de dire de trop grosses sottises !…

J’entrai dans un bar. Les bars sont créés pour qu’on trouve au fond des verres ce que le raisonnement ne peut pas donner. Je demandai un café noir. Deux hommes et une jeune femme consommaient debout, deux hommes tristes, une femme gaie. Celle-ci faisait la trempette avec deux doigts roses