Page:René Benjamin - Chronique d’un temps troublé, 1938.djvu/68

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Lévi-Prune me donna les noms : ici Clichy, là Levallois. Rien à retenir pour l’âme. Des murs mornes, des rues mortes.

— Nous arrivons, dit Lévi-Prune, à une usine encore plus remarquable. Ici, je fabrique mon électricité avec du charbon, et j’utilise la vapeur pour le chauffage !

Je le regardai bien. Cet homme à la tête de trois usines, et de trente mille ouvriers, a d’abord, sans le moindre doute, une figure vaniteuse. Mais la vanité est le résultat du succès, non la cause. Son visage ramassé, l’amusement des yeux, la rapidité du regard, sa tête mobile, si vite à droite, tout de suite à gauche, indiquent aussi son excessive curiosité. Il a l’œil à tout, contrôle tout, sans fièvre, en plaisantant. Très vite, je l’ai défini : c’est un joueur ! Il ressuscite l’âge de fer, mais pour lui c’est une distraction ! Un pari avec soi-même, qu’il gagne. Le pari d’avoir les plus vastes usines, et avec le plus grand nombre d’ouvriers, de sortir chaque jour le maximum de voitures. Il n’y a dans ses paroles ni inquiétude ni doute. Il trouve en tout de quoi se satisfaire. Le bruit, c’est l’affirmation du travail, les machines la preuve du génie, les plus mornes manœuvres des hommes à qui il fait gagner leur pain. Il simplifie, comme les enfants qui jouent, ne se posant pas de questions qui pourraient dépasser sa nature ; et s’en tenant à ce qu’il