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Page:René Benjamin - Chronique d’un temps troublé, 1938.djvu/69

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veut, il est euphorique devant les effets de sa volonté.

Dans la seconde usine, strictement copiée aux États-Unis, il me fit voir comme on fabrique les auvents des voitures. Deux pièces. Une machine les prend, et en trente secondes les joint, dans une odeur de fer et de soudure, avec un grésillement farouche. Il en riait de plaisir !… Moi, j’éprouvai une courbature. Je me sentais une chair et des os misérables, devant ces monstres sur lesquels il lisait : « Force : quatre cents tonnes. » Mon Dieu, pourquoi de pareilles industries ? Dans quel but imiter l’Amérique ? Est-ce le rôle de la France ? Elle qui avait le vin, les belles-lettres, l’art des robes !

— Ici, dit Lévi-Prune en pleine joie, nous fabriquons les portes. Regardez ! Regardez ! On les voit sortir comme des gâteaux !

Il ajouta :

— J’ai pour quatorze millions de matrices !

Nous arrivions devant un innommable amas, une montagne de rognures, de bouts de ferrailles informes. Mais pour cet homme tout est bonheur. Il annonça, le visage heureux :

— Par jour, j’ai trente tonnes de déchets !

Je n’eus pas le temps de frémir : il ajouta :

— Moitié moins que l’an dernier !… Dix ingénieurs ne s’occupent que des déchets.