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Page:René Benjamin - Gaspard, 1915.djvu/135

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GASPARD

fermer les yeux, comme un homme en train de défaillir, les rouvrit brusquement et dit :

— Gas… Gaspard, tu es le meilleur ami que j’aie eu.

Gaspard, que le poids étouffait, ne répondit rien. Ils étaient bien émus tous les deux.

À droite, à gauche, à mesure qu’il repassait sur ce champ de bataille où tant d’hommes étaient tombés, des voix l’appelaient :

— Eh ! l’grand !… Eh ! p’tit !… Eh ! l’ami ! À boire !… T’as pas à boire !… Ah ! dis, donne voir à boire…

Tous avaient la même plainte affreuse. Et l’on entendait aussi des noms de femmes, bégayés d’une voix douce et sanglotante, par des hommes à l’agonie en train d’exprimer leurs dernières pensées sur cette terre : « Jeanne !… Jeanne !… Marie !… Ma pauv’femme !… Maman !… À boire !… Eh ! grand, à boire ! »

Gaspard était horriblement pâle, malgré qu’il eût très chaud. Il regardait devant lui, pour éviter tous ces yeux suppliants, et il suivait une ligne droite dont il ne s’écartait que pour ne point marcher sur les cadavres. — Les uns étaient tombés sur le dos, leurs yeux vitreux restés ouverts, face au ciel. D’autres s’étaient écrasés le visage en tombant, et ils étaient morts, embrassant la terre.