Page:René Benjamin - Gaspard, 1915.djvu/136

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
129
GASPARD

Le soleil se couchait, splendide, du côté de la France, qu’il inondait de ses derniers feux ; et en face de ce ciel enflammé, où floconnaient de gros nuages rouges, tragiquement beaux, car ils avaient l’air d’une chevauchée sanglante, — en face, les Allemands faisaient concurrence à cette heure triomphale, en grillant toujours des villages et des bois. Cruauté piteuse et éphémère, que le soleil, après la nuit, devait venir noyer dans le rayonnement du levant.

Mais la nuit… il fallait passer la nuit, et pour beaucoup mourir avant le jour ; et Gaspard, dont les bras fléchissaient sous le poids de son ami, avait l’air de l’Homme qui porte la Misère.

Il n’atteignit l’ambulance qu’après des efforts inouïs, saignant lui-même, car cette marche avait déchiré plus largement sa blessure. Mais il ne s’en souciait point ; son âme fruste suivait une idée fixe : il avait un « copain », il sauvait son « copain ».

Il le coucha le long d’un mur de ferme, et il s’en alla à la recherche d’un major. Dans l’obscurité qui étouffait déjà le village, un millier d’hommes, sur trois bouts de routes et dans trois ruelles, criaient, se plaignaient, se heurtaient, s’entr’aidaient, s’injuriaient. Blessés, infirmiers et fuyards, puis une compagnie qui passait, à peine reconstituée, à peu près remise en ordre,