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Page:René Benjamin - Gaspard, 1915.djvu/287

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GASPARD

pas de mourir ; il semble que le voile de la mort vous frôle les yeux. L’estomac vide et la bouche tremblante, on reçoit l’ordre de se tenir prêt à l’attaque et de mettre baïonnette au canon. Le petit cliquetis des armes vous donne froid. Dans l’air blême, elles brillent lugubrement. Et quand on s’appelle Mousse, on se tait ; on songe qu’en sautant la tranchée, on va sans doute faire un bond prodigieux dans l’autre monde. Mais quand on est Gaspard, du revers de sa main on s’essuie simplement la moustache glacée de givre, et on répète son éternel : « Cré Bon Dieu ! »

C’est un refrain.

La tranchée, lorsqu’on croit vivre sa dernière minute, elle est dure à escalader pour les reins. Puis, il y a la surprise de n’être plus enfoui ; on se trouve plus grand qu’on n’est ; et, serrant son fusil, les doigts crispés, on marche gravement, avec des yeux qui cherchent les balles. Elles arrivent tout à coup, balayant toute la largeur de l’air, et quelques hommes s’effondrent, sans un cri ; mais leur chute en avant est suspendue par l’arme, qui glisse et se fiche en terre, en sorte que le soldat tombe dessus, arrêté, empalé, dans une étrange et effrayante attitude, — mort et presque debout, vivant demi-abattu, horrible à voir comme tous les cadavres qui n’ont pas l’air au repos.