Page:René Guénon - La Crise du monde moderne.djvu/63

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Qui dit individualisme dit nécessairement refus d’admettre une autorité supérieure à l’individu, aussi bien qu’une faculté de connaissance supérieure à la raison individuelle ; les deux choses sont inséparables l’une de l’autre. Par conséquent, l’esprit moderne devait rejeter toute autorité spirituelle au vrai sens du mot, prenant sa source dans l’ordre supra-humain, et toute organisation traditionnelle, qui se base essentiellement sur une telle autorité, quelle que soit d’ailleurs la forme qu’elle revête, forme qui diffère naturellement suivant les civilisations. C’est ce qui arriva en effet : à l’autorité de l’organisation qualifiée pour interpréter légitimement la tradition religieuse de l’Occident, le Protestantisme prétendit substituer ce qu’il appela le « libre examen », c’est-à-dire l’interprétation laissée à l’arbitraire de chacun, même des ignorants et des incompétents, et fondée uniquement sur l’exercice de la raison humaine. C’était donc, dans le domaine religieux, l’analogue de ce qu’allait être le « rationalisme » en philosophie ; c’était la porte ouverte à toutes les discussions, à toutes les divergences, à toutes les déviations ; et le résultat fut ce qu’il devait être : la dispersion en une multitude toujours croissante de sectes, dont chacune ne représente que l’opinion particulière de quelques individus. Comme il était, dans ces conditions, impossible de s’entendre sur la doctrine, celle-ci passa vite au second plan, et c’est le côté secondaire de la religion, nous voulons dire la morale, qui prit la première place : de là cette dégénérescence en « moralisme » qui est si sensible dans le Protestantisme actuel. Il s’est produit là un phénomène parallèle à celui que nous avons signalé à l’égard de la philosophie ; la dissolution doctrinale, la disparition des éléments intellectuels de la religion, entraînait cette conséquence inévitable : partant du « rationalisme », on devait tomber au « sentimentalisme », et c’est dans les pays anglo-saxons qu’on en pourrait trouver les exemples les plus frappants. Ce dont il s’agit alors, ce n’est plus de religion, même amoindrie et déformée, c’est tout simplement de « religiosité », c’est-à-dire de vagues aspirations sentimentales qui ne se justifient par aucune connaissance réelle ; et à ce dernier stade correspondent des théories comme celle de l’« expérience religieuse » de William James, qui va jusqu’à voir dans le « subconscient » le moyen pour l’homme d’entrer en communication avec le divin. Ici, les derniers produits de la déchéance religieuse fusionnent avec ceux de la déchéance philosophique : l’« expérience religieuse » s’incorpore au « pragmatisme », au nom duquel on préconise l’idée d’un Dieu limité comme plus « avantageuse » que celle du Dieu infini, parce