Page:René Guénon - La Crise du monde moderne.djvu/84

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en procède ; et il y a lieu de noter la nouveauté d’une telle conception, le fait qu’elle est essentiellement un produit de l’esprit moderne, donc qu’elle correspond au moins à une partie des tendances qui sont propres à celui-ci[1]. Mais c’est surtout dans une autre acception, beaucoup plus large et cependant très nette, que nous entendons ici parler de « matérialisme » : ce que ce mot représente alors, c’est tout un état d’esprit, dont la conception que nous venons de définir n’est qu’une manifestation parmi beaucoup d’autres, et qui est, en lui-même, indépendant de toute théorie philosophique. Cet état d’esprit, c’est celui qui consiste à donner plus ou moins consciemment la prépondérance aux choses de l’ordre matériel et aux préoccupations qui s’y rapportent, que ces préoccupations gardent encore une certaine apparence spéculative ou qu’elles soient purement pratiques ; et l’on ne peut contester sérieusement que ce soit bien là la mentalité de l’immense majorité de nos contemporains.

Toute la science « profane » qui s’est développée au cours des derniers siècles n’est que l’étude du monde sensible, elle y est enfermée exclusivement, et ses méthodes ne sont applicables qu’à ce seul domaine ; or ces méthodes sont proclamées « scientifiques » à l’exclusion de toute autre, ce qui revient à nier toute science qui ne se rapporte pas aux choses matérielles. Parmi ceux qui pensent ainsi, et même parmi ceux qui se sont consacrés spécialement aux sciences dont il s’agit, il en est cependant beaucoup qui refuseraient de se déclarer « matérialistes » et d’adhérer à la théorie philosophique qui porte ce nom ; il en est même qui font volontiers une profession de foi religieuse dont la sincérité n’est pas douteuse ; mais leur attitude « scientifique » ne diffère pas sensiblement de celle des matérialistes avérés. On a souvent discuté, au point de vue religieux, la question de savoir si la science moderne devait être dénoncée comme athée ou comme matérialiste, et, le plus souvent, on l’a fort mal posée ; il est bien certain que cette science ne fait pas expressément profession d’athéisme ou de matérialisme, qu’elle se borne à ignorer de parti pris certaines choses sans se prononcer à leur égard par une négation formelle comme le font tels ou tels philosophes ; on ne peut donc, en ce qui la concerne, parler que d’un matérialisme de fait, de ce que nous appellerions volontiers un matérialisme pratique ; mais le mal n’en est peut-être que plus grave, parce qu’il est plus profond et plus étendu. Une attitude philosophique peut être quelque chose de très superficiel, même chez les philosophes « professionnels » ; de plus,

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