Page:René Guénon - La Crise du monde moderne.djvu/85

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il y a des esprits qui reculeraient devant la négation, mais qui s’accommodent d’une complète indifférence ; et celle-ci est ce qu’il y a de plus redoutable, car, pour nier une chose, il faut encore y penser, si peu que ce soit, tandis qu’ici on en arrive à ne plus y penser en aucune façon. Quand on voit une science exclusivement matérielle se présenter comme la seule science possible, quand les hommes sont habitués à admettre comme une vérité indiscutable qu’il ne peut y avoir de connaissance valable en dehors de celle-là, quand toute l’éducation qui leur est donnée tend à leur inculquer la superstition de cette science, ce qui est proprement le « scientisme », comment ces hommes pourraient-ils ne pas être pratiquement matérialistes, c’est-à-dire ne pas avoir toutes leurs préoccupations tournées du côté de la matière ?

Pour les modernes, rien ne semble exister en dehors de ce qui peut se voir et se toucher, ou du moins, même s’ils admettent théoriquement qu’il peut exister quelque chose d’autre, ils s’empressent de le déclarer, non seulement inconnu, mais « inconnaissable », ce qui les dispense de s’en occuper. S’il en est pourtant qui cherchent à se faire quelque idée d’un « autre monde », comme ils ne font pour cela appel qu’à l’imagination, ils se le représentent sur le modèle du monde terrestre et y transportent toutes les conditions d’existence qui sont propres à celui-ci, y compris l’espace et le temps, voire même une sorte de « corporéité » ; nous avons montré ailleurs, dans les conceptions spirites, des exemples particulièrement frappants de ce genre de représentations grossièrement matérialisées ; mais, si c’est là un cas extrême, où ce caractère est exagéré jusqu’à la caricature, ce serait une erreur de croire que le spiritisme et les sectes qui lui sont plus ou moins apparentées ont le monopole de ces sortes de choses. Du reste, d’une façon plus générale, l’intervention de l’imagination dans les domaines où elle ne peut rien donner, et qui devraient normalement lui être interdits, est un fait qui montre fort nettement l’incapacité des Occidentaux modernes à s’élever au-dessus du sensible ; beaucoup ne savent faire aucune différence entre « concevoir » et « imaginer », et certains philosophes, tels que Kant, vont jusqu’à déclarer « inconcevable » ou « impensable » tout ce qui n’est pas susceptible de représentation. Aussi tout ce qu’on appelle « spiritualisme » ou « idéalisme » n’est-il, le plus souvent, qu’une sorte de matérialisme transposé ; cela n’est pas vrai seulement de ce que nous avons désigné sous le nom de