Page:René Guénon - La Crise du monde moderne.djvu/86

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« néospiritualisme », mais aussi du spiritualisme philosophique lui-même, qui se considère pourtant comme l’opposé du matérialisme. À vrai dire, spiritualisme et matérialisme, entendus au sens philosophique, ne peuvent se comprendre l’un sans l’autre : ce sont simplement les deux moitiés du dualisme cartésien, dont la séparation radicale a été transformée en une sorte d’antagonisme ; et, depuis lors, toute la philosophie oscille entre ces deux termes sans pouvoir les dépasser. Le spiritualisme, en dépit de son nom, n’a rien de commun avec la spiritualité ; son débat avec le matérialisme ne peut que laisser parfaitement indifférents ceux qui se placent à un point de vue supérieur, et qui voient que ces contraires sont, au fond, bien près d’être de simples équivalents, dont la prétendue opposition, sur beaucoup de points, se réduit à une vulgaire dispute de mots.

Les modernes, en général, ne conçoivent pas d’autre science que celle des choses qui se mesurent, se comptent et se pèsent, c’est-à-dire encore, en somme, des choses matérielles, car c’est à celles-ci seulement que peut s’appliquer le point de vue quantitatif ; et la prétention de réduire la qualité à la quantité est très caractéristique de la science moderne. On en est arrivé, dans ce sens, à croire qu’il n’y a pas de science proprement dite là où il n’est pas possible d’introduire la mesure, et qu’il n’y a de lois scientifiques que celles qui expriment des relations quantitatives ; le « mécanisme » de Descartes a marqué le début de cette tendance, qui n’a fait que s’accentuer depuis lors, en dépit de l’échec de la physique cartésienne, car elle n’est pas liée à une théorie déterminée, mais à une conception générale de la connaissance scientifique. On veut aujourd’hui appliquer la mesure jusque dans le domaine psychologique, qui lui échappe cependant par sa nature même ; on finit par ne plus comprendre que la possibilité de la mesure ne repose que sur une propriété inhérente à la matière, et qui est sa divisibilité indéfinie, à moins qu’on ne pense que cette propriété s’étend à tout ce qui existe, ce qui revient à matérialiser toutes choses. C’est la matière, nous l’avons déjà dit, qui est principe de division et multiplicité pure ; la prédominance attribuée au point de vue de la quantité, et qui, comme nous l’avons montré précédemment, se retrouve jusque dans le domaine social, est donc bien du matérialisme au sens que nous indiquions plus haut, quoiqu’elle ne soit pas nécessairement liée au matérialisme philosophique, qu’elle a d’ailleurs précédé dans le développement des tendances de l’esprit moderne. Nous n’insisterons pas