Page:René Guénon - La Crise du monde moderne.djvu/96

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Nous savons bien que certains nous reprocheront d’avoir, en parlant du matérialisme de la civilisation moderne comme nous venons de le faire, négligé certains éléments qui semblent constituer tout au moins une atténuation à ce matérialisme ; et en effet, s’il n’y en avait pas, il est fort probable que cette civilisation aurait déjà péri lamentablement. Nous ne contestons donc nullement l’existence de tels éléments, mais encore ne faut-il pas s’illusionner à ce sujet : d’une part, nous n’avons pas à y faire entrer tout ce qui, dans le domaine philosophique, se présente sous des étiquettes comme celles de « spiritualisme » et d’« idéalisme », non plus que tout ce qui, dans les tendances contemporaines, n’est que « moralisme » et « sentimentalisme » ; nous nous sommes déjà suffisamment expliqué là-dessus, et nous rappellerons simplement que ce sont là, pour nous, des points de vue tout aussi « profanes » que celui du matérialisme théorique ou pratique, et qui s’en éloignent beaucoup moins en réalité qu’en apparence ; d’autre part, s’il y a encore des restes de spiritualité véritable, c’est malgré l’esprit moderne et contre lui qu’ils ont subsisté jusqu’ici. Ces restes de spiritualité, c’est seulement, pour tout ce qui est proprement occidental, dans l’ordre religieux qu’il est possible de les trouver ; mais nous avons déjà dit combien la religion est aujourd’hui amoindrie, combien ses fidèles eux-mêmes s’en font une conception étroite et médiocre, et à quel point on en a éliminé l’intellectualité, qui ne fait qu’un avec la vraie spiritualité ; dans ces conditions, si certaines possibilités demeurent encore, ce n’est guère qu’à l’état latent, et, dans le présent, leur rôle effectif se réduit à bien peu de chose. Il n’en faut pas moins admirer la vitalité d’une tradition religieuse qui, même ainsi résorbée dans une sorte de virtualité, persiste en dépit de tous les efforts qui ont été tentés depuis plusieurs siècles pour l’étouffer et l’anéantir ; et, si l’on savait réfléchir, on verrait qu’il y a dans cette résistance quelque chose qui implique une puissance « non-humaine » ; mais, encore une fois, cette tradition n’appartient pas au monde moderne, elle n’est pas un de ses éléments constitutifs, elle est le contraire même de ses tendances et de ses aspirations. Cela, il faut le dire franchement, et ne pas chercher de vaines conciliations : entre l’esprit religieux, au vrai sens de ce mot, et l’esprit moderne, il ne peut y avoir qu’antagonisme ; toute compromission ne peut qu’affaiblir le premier et profiter au second, dont l’hostilité ne sera pas pour cela désarmée, car il ne peut vouloir que la destruction complète de tout ce qui, dans l’humanité, reflète une réalité supérieure à l’humanité.