Page:René Guénon - La Crise du monde moderne.djvu/97

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On dit que l’Occident moderne est chrétien, mais c’est là une erreur : l’esprit moderne est antichrétien, parce qu’il est essentiellement antireligieux ; et il est antireligieux parce que, plus généralement encore, il est anti-traditionnel ; c’est là ce qui constitue son caractère propre, ce qui le fait être ce qu’il est. Certes, quelque chose du Christianisme est passé jusque dans la civilisation antichrétienne de notre époque, dont les représentants les plus « avancés », comme ils disent dans leur langage spécial, ne peuvent faire qu’ils n’aient subi et qu’ils ne subissent encore, involontairement et peut-être inconsciemment, une certaine influence chrétienne, au moins indirecte ; il en est ainsi parce qu’une rupture avec le passé, si radicale qu’elle soit, ne peut jamais être absolument complète et telle qu’elle supprime toute continuité. Nous irons même plus loin, et nous dirons que tout ce qu’il peut y avoir de valable dans le monde moderne lui est venu du Christianisme, ou tout au moins à travers le Christianisme, qui a apporté avec lui tout l’héritage des traditions antérieures, qui l’a conservé vivant autant que l’a permis l’état de l’Occident, et qui en porte toujours en lui-même les possibilités latentes ; mais qui donc, aujourd’hui, même parmi ceux qui s’affirment chrétiens, a encore la conscience effective de ces possibilités ? Où sont, même dans le Catholicisme, les hommes qui connaissent le sens profond de la doctrine qu’ils professent extérieurement, qui ne se contentent pas de « croire » d’une façon plus ou moins superficielle, et plus par le sentiment que par l’intelligence, mais qui « savent » réellement la vérité de la tradition religieuse qu’ils considèrent comme leur ? Nous voudrions avoir la preuve qu’il en existe au moins quelques-uns, car ce serait là, pour l’Occident, le plus grand et peut-être le seul espoir de salut ; mais nous devons avouer que, jusqu’ici, nous n’en avons point encore rencontré ; faut-il supposer que, comme certains sages de l’Orient, ils se tiennent cachés en quelque retraite presque inaccessible, ou faut-il renoncer définitivement à ce dernier espoir ? L’Occident a été chrétien au moyen âge, mais il ne l’est plus ; si l’on dit qu’il peut encore le redevenir, nul ne souhaite plus que nous qu’il en soit ainsi, et que cela arrive à un jour plus proche que ne le ferait penser tout ce que nous voyons autour de nous ; mais qu’on ne s’y trompe pas : ce jour-là, le monde moderne aura vécu.