Page:René de Pont-Jest - Le Procès des Thugs.djvu/100

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étions muets devant le désespoir de l’artiste ; nous ne pensions plus à son grotesque affublement.

« — Oui, reprit-il, c’est l’ambition qui m’a perdu. À voir jouer M. Debureau, j’avais cru que j’en ferais bien autant. Aussi, quand on m’a démoli les Funambules, je me suis dit : Il faut gagner une dot pour ta sœur, va-t’en jouer les pierrots en Californie ; on y fait vite fortune, tu auras encore le temps de revenir pour mourir. J’avais des économies, j’ai fait deux parts : une pour Poussette, que je confiais à de braves gens ; avec l’autre je me suis monté une petite garde-robe de théâtre, et, le voyage payé par mon directeur, je me mis en route. Je n’avais pas beaucoup de talent, mais le public riait fort de mes drôleries et de mes grimaces. Il est vrai que souvent c’était la souffrance qui me les faisait faire, ces grimaces-là ! Bien des fois j’ai pensé m’évanouir en scène, mais je pensais à Poussette, et cette pensée me rendait force et courage. Enfin, j’avais fini par mettre six mille francs de côté.

« — Que sont-ils devenus ? nous écriâmes-nous.

« Il parut hésiter, puis il reprit :

« J’ai expédié la somme en France. Pour vous finir, un beau jour, le théâtre a fait la culbute ; alors la misère est venue, j’ai vendu pièce à pièce ma défroque d’acteur, les bons effets d’abord, puis les autres. Enfin le jour est arrivé où il m’a fallu m’habiller avec ce que tout le monde avait refusé. Le hasard m’a rassemblé un drôle de costume, vous le voyez ! Des loques qui dureront encore plus que moi ! Cependant, le mal galopait ; la maladie de poitrine, savez-vous, c’est comme un régisseur de théâtre qu’on a offensé, ça ne pardonne pas ! Je me suis donc embarqué pour revenir en France par les Indes ; c’est le plus long, mais on me prenait par pitié, je n’avais pas à choisir. Malheureusement, le navire, en arrivant ici, a trouvé des ordres qui changeaient sa destination, et il m’a laissé en route. Comme je serais déjà loin depuis cinq semaines perdues à attendre !… Je n’aurais vu Poussette qu’une petite demi-minute en arrivant et je serais mort content ! Et vous venez me dire d’attendre encore ! Ah ! oui, attendre la mort… car il est maintenant trop tard pour croire que j’arriverai à temps ! Que je souffre !

« Et le pauvre homme se tordit dans une nouvelle crise douloureuse.

« À écouter le récit d’Alfred dit Ernest, le temps avait passé vite ; la nuit était venue quand je quittai le consulat.

« À la porte une ombre se releva et me suivit.

« C’était Nazir que j’avais oublié.

« Le conseil du chancelier avait du bon quand il m’engageait à prendre Nazir, car à cent pas de là, au milieu de l’obscurité, je glissai dans un de ces énormes crevasses pleines d’eau qui sillonnent les rues.

« Nazir me retira du gouffre où j’aurais pu me noyer.