Page:René de Pont-Jest - Le Procès des Thugs.djvu/260

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entière. On répète partout : La fille de sir Arthur Maury aime Nadir. Eh ! parbleu ! aimez qui bon vous semble, au fond, cela m’est fort égal ; seulement ce que je ne veux pas, c’est qu’une folle passion nous rende ridicules tous les deux. Vous comprenez alors pourquoi j’exige que vous veniez à ce bal. C’est parce que je ne veux pas qu’on murmure à mon oreille : La belle Ada Maury pleure chez elle la mort de son amant ! M’avez-vous compris, maintenant, miss, et allez-vous m’obéir ? Répondez-moi, j’attends !

— Vous voyez bien, sir Arthur, répondit la jeune fille en levant sur son père son regard indigné par le cynisme de ses dernières parole, que je ne puis me soutenir, qu’il me serait impossible de faire un pas.

— Oh ! miss Ada, gronda le colonel, vous abusez singulièrement de ma patience ; prenez garde !

— Prenez garde !… et à quoi donc dois-je prendre garde ? fit résolûment la jeune fille en se levant brusquement et en s’appuyant sur le dossier de son siège.

Elle venait de puiser dans son exaltation et dans l’ardeur de son amour le courage et l’énergie nécessaires pour la lutte.

— Oui, prenez garde ! répéta sir Arthur en se rapprochant d’elle jusqu’à la toucher.

— Ah ! reprit-elle en faisant vivement un pas en arrière, il est donc vrai que sir Arthur Maury bat les femmes ! Pourquoi ne frapperait-il pas la fille après avoir frappé la mère ?

— Malheureuse ! hurla le gentilhomme en levant la main, prêt à briser ce roseau qui lui résistait.

Mais sa fille l’arrêta d’un regard.

— Tenez, lui dit-elle en précipitant ses paroles comme si elles lui brûlaient les lèvres au passage, franchise pour franchise ! sir Arthur, et dans cette scène horrible entre nous, loyauté pour loyauté ! Oui, j’aime cet homme, ce misérable, comme il vous plaît de l’appeler ; je l’aime d’un amour insensé, je l’aime de toutes les forces de mon âme. Savais-je d’abord qui il était, et n’est-ce pas dans votre maison même que je l’ai vu pour la première fois ? Il est trop tard maintenant, je ne puis arracher mon cœur de ma poitrine. Et vous voulez que j’aille ce soir me donner en spectacle à toutes les jalousies de votre monde ! Puisqu’il est mort, laissez-le-moi pleurer et ne me forcez pas à montrer à tous vos amis mes larmes et mon désespoir.

— Non ! mille fois non ! vous m’obéirez !

— Dussiez-vous être assez lâche pour laisser tomber votre main sur moi, je vous l’ai dit, je ne vous suivrai pas, je n’irai pas à ce bal !

— Vous êtes bien la digne fille de votre mère ! dit le colonel, honteux du rôle qu’il jouait et du peu de succès de ses menaces.