Page:René de Pont-Jest - Sang-Maudit.djvu/110

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comme si elle n’eût attendu que cette preuve nouvelle de sa toute-puissance, Jeanne dit aussitôt :

— Vous m’avez comprise, Robert : il faut que je sorte de cette maison.

— Comment, il faut que vous sortiez de cette maison ? demanda l’infortuné d’une voix tremblante.

— Vous avez bien entendu ; je ne puis rester chez vous plus longtemps.

— Voyons, ce n’est pas vrai, vous ne pouvez songer à me quitter. Pourquoi cette résolution, ou plutôt pourquoi cette épreuve ?

En prononçant, ces paroles, le magistrat s’était élancé vers l’institutrice et avait saisi ses deux mains dans les siennes.

Elle se dégagea doucement de cette étreinte passionnée et reprit, avec un accent de tristesse profonde, mais aussi de résolution irrévocable :

— Écoutez-moi. Nous avons commis tous deux une faute que je ne vous reproche pas : j’aurais dû résister ; mais le douloureux événement qui vient de se produire a changé du tout au tout nos situations respectives. Aujourd’hui, vous êtes seul, et si je demeurais sous le même toit que vous, ce que personne n’aurait osé supposer autrefois, tout le monde ne tarderait pas à le dire bien haut. Or, si j’ai pu vous sacrifier mon honneur, si j’ai pu oublier, dans la folie de mon égarement, tout ce que je devais à celle qui n’est plus et à moi-même, je dois songer aujourd’hui à ma réputation, ma seule richesse. Je ne veux pas qu’on dise : Mlle Reboul est restée chez M. de Ferney parce qu’elle est depuis longtemps sa maîtresse.

— Jeanne !

— Si je restais dans votre maison, je lirais ce mot, avant un mois, sur le visage de vos amis, sur celui de vos gens, et bientôt votre fils Raoul comprendrait, sans s’en rendre compte, que j’occupe une place qui n’est pas la mienne. Cet enfant ne m’a jamais aimée, il a toujours été rebelle à mes démonstrations de tendresse ; tout à l’heure encore, lorsque vos filles sont venues à moi, il est resté à l’écart ; il ne tarderait pas à me haïr. Quelle serait alors votre situation entre lui et moi ?

— Berthe et Louise vous adorent ; si ce n’est pour moi, pour elles au moins, ne partez pas. Quant à Raoul, il est d’âge à entrer dans un lycée.

— Moi, vous forcer à vous séparer de votre fils !

— J’ai toujours pensé que l’éducation en commun est la meilleure pour les jeunes gens. Sans la maladie de sa mère, Raoul serait à Saint-Louis depuis notre arrivée à Paris. Vous le verrez rarement, et les années lui apprendront à mieux vous connaître. Je vous en conjure, ne me livrez pas à l’isolement. Je vous en supplie, ne m’abandonnez pas !

Le malheureux, dont la femme légitime n’avait rendu le dernier soupir que soixante-douze heures auparavant, n’osait pas dire les paroles qui brûlaient ses lèvres et faisaient monter le rouge à son front.

Mais Mlle Reboul voulait qu’il les prononçât.

— Non, fit-elle, d’une voix étranglée et comme si elle se parlait à elle-même,