Page:René de Pont-Jest - Sang-Maudit.djvu/160

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C’était pendant cet exil volontaire qu’il avait pris, en Italie, sous l’influence des chefs-d’œuvre des maîtres, le goût de la peinture, et après trois ans passés dans divers ateliers, il était revenu à Paris, où il avait exposé sa première toile digne, selon lui, d’être soumise à la critique : ce portrait de femme que, justement, M. et Mme  de Ferney avaient remarquée à l’Exposition.

— Ce portrait, dit Jeanne, savez-vous que c’est un peu le mien ?

— C’est vrai ! mais je dois vous avouer que telle n’était pas mon intention ; seulement l’artiste, dans presque toutes ses œuvres, glisse un souvenir. M’en voulez-vous si, dans mon premier tableau, je me suis souvenu de mon enfance, de ceux qui habitaient la Marnière avec moi ? Cela était si naturel que je ne crois pas même devoir vous en demander pardon. M. de Ferney seul pourrait le trouver mauvais ; je réclame donc toute son indulgence.

— Elle vous est accordée, cher monsieur, répondit le magistrat, et je vous renouvelle ma prière de faire le portrait de ma femme. Faites un chef-d’œuvre tout à votre aise.

— J’essaierai. Nous commencerons quand madame voudra.

— Il faudra choisir les jours où je n’ai rien à faire au Palais.

— Je ne veux pas que vous vous dérangiez pour moi, s’écria le peintre ; je vais envoyer chez vous ce qui m’est nécessaire. J’aurai ainsi l’honneur de vous rendre la visite que vous venez de me faire, et nous fixerons ensuite les jours et heures de nos séances.

— Je n’osais pas vous le demander ; vous êtes vraiment trop aimable. À quand alors ?

— À demain, si vous le voulez bien.

— À demain !

Et M. de Ferney, séduit par les manières du jeune artiste, le quitta tout à fait enchanté d’être de ses amis.

— Maître Petrus est vraiment fort bien, dit le magistrat à sa femme, lorsqu’il fut de nouveau en voiture auprès d’elle. Vous ne vous attendiez pas à cette rencontre ?

— Non, c’est vrai, répondit Jeanne en riant, mais je ne suis pas étonnée que M. de Serville soit devenu un artiste. Autant qu’il m’en souvient, car il a quitté la Marnière très jeune, il était déjà rêveur. C’est, je le crois, un esprit inquiet et chagrin. Sa mère était ainsi, et il lui ressemble beaucoup, tant au moral qu’au physique.

Pendant que les deux époux regagnaient leur hôtel, Armand arpentait fiévreusement son atelier, et les pensées les plus diverses assiégeaient son cerveau. Son esprit et son cœur étaient devenus le théâtre d’une lutte étrange et désespérée.