Page:René de Pont-Jest - Sang-Maudit.djvu/168

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ne pouvait me peindre combien sa position était misérable, et il me conjurait de lui accorder quelques instants d’entretien.

« Là, je commis une faute ; mais comme je ne voulais pas qu’il vînt ici et que j’étais loin surtout de supposer rien de semblable à ce qui allait se passer, je me rendis à son appel ; je fus aux Champs-Élysées, où il m’avait dit qu’il m’attendrait. Tout d’abord il fut touchant ; il me parla de son père qui était mort de chagrin, puis me jura de nouveau qu’il n’était pas un voleur, et alors, me saisissant la main, il s’écria dans un état d’exaltation qui m’effraya :

« La vérité, c’est que je vous aimais follement au moment de mon arrestation, que cet amour a grandi pendant les jours terribles de mon éloignement, et que j’avais voulu vous revoir.

« Indignée, je le repoussai, tout en me rappelant que ce malheureux, durant son séjour au château s’était, en effet, montré à mon endroit plein de prévenances que je n’avais pas cherché à interpréter. Il s’anima, m’entraîna sous les arbres, me répéta qu’il m’adorait, que s’il risquait à Paris sa liberté, ce n’était que pour moi seule ; et lorsque, voulant mettre fin à cette entrevue, je lui reprochai durement le piège qu’il m’avait tendu ; quand je lui répondis que, pour me débarrasser de ses obsessions odieuses et lâches, lui qui avait déjà tenté de me compromettre à la Marnière et devant le juge d’instruction, je le signalerais aux rigueurs de M. de Ferney, il devint tout à fait fou et me frappa. C’est à ce moment-là que vous êtes accouru à mes cris. Je vous ai dit la vérité tout entière ! Maintenant, Armand, croyez-moi ou ne me croyez pas, peu m’importe, car, moi, je ne vous pardonnerai jamais de m’avoir forcée de revenir sur le passé !

M. de Serville n’eut pas le temps de répondre, la porte cochère de l’hôtel venait de s’ouvrir ; le roulement d’une voiture sous la voûte annonçait le retour de M. de Ferney.

Le peintre, bouleversé par mille sentiments divers, laissa courir rapidement son crayon sur la toile, et quelques minutes après le magistrat apparaissait à l’entrée de la galerie, dont les fillettes avaient laissé la porte ouverte en sortant.

— Ah ! mon ami, vous revenez un peu trop tôt, dit en souriant Jeanne à son mari ; monsieur et moi voulions vous faire une surprise, mais je doute fort qu’elle soit complète. Je le crains du moins, car maître Petrus est terrible pour ses modèles : il leur défend impitoyablement de voir où il en est.

— Si je suis indiscret, fit M. de Ferney avec un salut amical à l’adresse de maître Petrus et sans s’avancer…

— Du tout, monsieur, répondit l’artiste qui avait eu le temps de se remettre, mais nous n’en sommes encore qu’à une esquisse sans grand intérêt.

— Vous plaisantez, s’écria le conseiller, qui s’était approché de la toile. Comme cela est posé ! Quelle hardiesse de trait !

— Alors je veux voir, moi aussi, fit Jeanne.