Page:René de Pont-Jest - Sang-Maudit.djvu/261

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Jeanne y prit place avec sa fille, sa femme de chambre et son geôlier, et le cocher, qui avait reçu ses instructions, partit aussitôt.

Un quart d’heure après, le général Lemanoff offrait sa main à Mme  de Ferney pour l’aider à mettre pied à terre devant le bateau à vapeur de Dantzig.

— Ah ! c’est par mer que vous m’expédiez, monsieur, fit-elle ironiquement, en se dirigeant vers la passerelle qui mettait le steamer en communication avec le quai.

— On a pensé que le voyage serait de la sorte moins fatigant pour vous, répondit le fonctionnaire du même ton flegmatique dont chacune de ses phrases avait toujours été accompagnée.

Et, montrant le chemin à l’exilée, il la conduisit à bord dans la cabine retenue pour elle à l’avance.

Arrivée là, il lui dit, en désignant un individu d’assez mauvaise tournure qu’il avait trouvé sur le pont du bâtiment et qui l’avait suivi :

— Monsieur que voici est l’agent chargé de vous accompagner à Dantzig. Il a l’ordre de ne pas vous laisser descendre à terre à Riga, où le bateau à vapeur fait escale.

Jeanne leva sur l’agent ses grands yeux dont elle connaissait la toute-puissance ; mais le général Lemanoff surprit au passage le regard de Mme  de Ferney et il ajouta avec un sourire ironique :

— Oh ! ne cherchez pas à acheter la complaisance de cet homme, car je vous assure que vous n’y parviendriez jamais. Pendant le voyage, sa surveillance n’aura rien de vexatoire, et il ne tient qu’à vous de passer à bord pour une voyageuse ordinaire ; personne, pas même le capitaine, ne connaît rien de ce qui vous concerne. Vous êtes inscrite sur le livre des passagers sous le nom de Mme  de Ferney. À Dantzig, vous serez libre, mais je dois vous faire une dernière recommandation : ne tentez pas de rentrer en Russie, car vous seriez immédiatement arrêtée et dirigée vers la Sibérie.

Ces mots prononcés, le chef de la police salua et sortit avec son agent.

Quelques minutes après, le steamer, qui était sous pression, démarrait pour descendre le fleuve.

Restée seule dans sa cabine avec Sonia, Jeanne demeura quelques instants pensive, les sourcils contractés et ses petites mains crispées, puis elle releva la tête, fit un de ces gestes de résolution qui lui étaient familiers, donna quelques ordres à sa femme de chambre au sujet de Gabrielle, qui, ne comprenant rien à tout ce qui se passait, était heureuse de voyager, et elle monta sur le pont en murmurant :

— Encore une partie perdue ; car, je ne me le dissimule pas, la lutte est impossible, et lors même que je pourrais correspondre avec mon mari, lors même qu’il pourrait venir me rejoindre, ce ne serait plus, pour moi, à l’étranger, qu’une existence médiocre qui ne saurait me satisfaire. Eh bien ! tant pis pour ceux qui sont restés en France et que j’avais oubliés ! Il faudra que Paris me rende ce que m’a pris Saint-Pétersbourg.