Page:René de Pont-Jest - Sang-Maudit.djvu/262

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Le bateau filait à toute vapeur.

Deux jours plus tard, Mme  de Ferney débarquait à Dantzig et se faisait conduire dans un des principaux hôtels de la ville.

De là, elle écrivit au comte Kicheneff, qui était un des amis de son mari et aussi un très grand ami à elle-même ; puis, trois jours après, elle partit pour Berlin, où la réponse du comte lui parvint le surlendemain de son arrivée.


« Madame, lui écrivait le gentilhomme, j’ai une nouvelle bien triste à vous annoncer. On raconte ici, et je crains que cela ne soit vrai, que le comte Iwacheff a succombé dans la lutte qu’il a engagée avec les gardes qui étaient chargés de le conduire à l’armée du Caucase.

« Cette affaire fait beaucoup de bruit à Saint-Pétersbourg et y cause la plus pénible impression. Si la mort, de votre mari vient par bonheur à être démentie, je ne manquerai pas de vous le faire savoir à l’adresse que vous m’indiquerez, car je pense bien que vous n’allez pas habiter l’Allemagne.

« Quant aux motifs de la mesure sévère qui a été prise à votre égard, ce n’est ici un secret pour personne, et je dois avouer qu’on prévoyait un peu ce qui est arrivé.

« Vous n’ignorez pas qu’un gentilhomme russe, attaché à la personne de Sa Majesté, ne peut se marier sans son autorisation ; or, le comte Iwacheff, bien qu’en congé illimité, n’était pas moins au service, et, depuis plusieurs mois, sa mère, qui ne lui avait pas pardonné son mariage avec vous, était en instance auprès du tsar pour qu’il prononçât la nullité de votre union.

« Je le savais, ainsi que la plupart de vos amis. Si je ne vous ai pas prévenue, ce n’a été que pour ne pas vous inquiéter, peut-être inutilement, car nous espérions tous que Sa Majesté reculerait devant ce scandale et n’userait pas envers une femme telle que vous de son droit rigoureux.

« Mais la comtesse douairière Iwacheff a été la plus forte. Elle est aujourd’hui cruellement punie, si véritablement son fils est mort.

« Ai-je besoin de vous dire, madame, combien je vous plains et aussi de vous affirmer que mon dévouement pour vous n’a pu que s’accroître du malheur immérité qui vous frappe ? »


On voit que le comte Kicheneff gardait à l’égard de la jeune femme toutes ses illusions.

— Allons ! c’est bien, se dit Jeanne après avoir lu cette lettre sans qu’il s’éveillât en son cœur un mouvement de compassion ou de regret pour l’homme auquel son amour avait coûté la vie ; me voilà, du même coup, veuve et ruinée, du moins à peu près. Un mari, je n’en chercherai certes pas d’autre ; mais c’est une fortune à refaire !

Elle ne considérait pas comme une fortune suffisante les rentes qu’elle touchait très exactement, tous les trois mois, par l’intermédiaire de son avoué de Paris.

Elle avait voulu qu’il en fût ainsi, afin que ni M. Dormeuil, l’exécuteur testa-