Page:Renan - Ecclesiaste - Arlea.djvu/83

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Doué d’un profond sentiment de justice, il se révolte contre ce que la destinée humaine a d’absurde aux yeux de la morale. Mais qu’y faire ? Le monde a de bonnes heures. Pourquoi ne pas les cueillir, tout en sachant bien que l’on paiera plus tard la joie qu’on a goûtée. Amuse-toi, jeune homme ; mais ne t’y trompe pas ; il n’est pas un de tes plaisirs que tu ne doives expier un jour par autant de regrets. La vie la plus heureuse a comme revers les années de la vieillesse, où l’homme voit finir peu à peu tous ses rapports avec le monde et se clore tous ses moyens de jouir. Arrivé ainsi au comble de la tristesse, l’auteur, par un des tours de force les plus originaux qu’il y ait dans aucune littérature, entame cette description de la vieillesse, pleine d’énigmes et d’allusions, qui ressemble aux éblouissantes passes d’un prestidigitateur jonglant avec des têtes de mort. Étonnant artiste, il maintient jusqu’au bout sa gageure, effleurant avec l’adresse de l’équilibriste les cimes des mots et des idées, faisant grincer de son archet les fibres qu’il a cruellement excitées, élargissant à plaisir les blessures qu’il s’est portées, irritant avec délices les lèvres de sa plaie.

Et, avec cela, nous l’aimons, car il a vraiment touché toutes nos douleurs. Il y a bien peu de choses qu’il n’ait vues. Certes il est heureux qu’à côté de lui il y ait eu Zénon et Épictète. Mais aucun Grec mieux que ce sadducéen ne comprit l’étrangeté de notre sort. L’auteur de l’Ecclésiaste, c’est l’auteur du Livre de Job, ayant vécu six ou sept cents ans de plus. La plainte éloquente et terrible de l’antique livre hébreu, les