Page:Renan - L’Avenir de la science, pensées de 1848.djvu/110

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la sorte. Ignorant et inculte, il aspire aveuglément à l’idéal, par l’instinct sourd et puissant de la nature humaine, il est énergique et vrai comme toutes les grandes masses de consciences obscures. Inspirez-lui ces chétifs instincts de lucre, vous le rapetissez, vous détruisez son originalité, sans le rendre plus instruit ni plus moral. La science du bonhomme Richard m’a toujours semblé une assez mauvaise science. Quoi ! un homme qui résume toute sa vie en ces mots : faire honnêtement fortune (et encore on pourrait croire qu’honnêtement n’est là qu’afin de la mieux faire), la dernière chose à laquelle il faudrait penser, une chose qui n’a quelque valeur qu’en tant que servant à une fin idéale ultérieure ! Cela est immoral ; cela est une conception étroite et finie de l’existence ; cela ne peut partir que d’une âme dépourvue de religion et de poésie (36). Eh grand Dieu ! qu’importe, je vous prie ? Qu’importe, à la fin de cette courte vie, d’avoir réalisé un type plus ou moins complet de félicité extérieure ? Ce qui importe, c’est d’avoir beaucoup pensé et beaucoup aimé ; c’est d’avoir levé un œil ferme sur toute chose, c’est en mourant de pouvoir critiquer la mort elle-même. J’aime mieux un iogui, j’aime mieux un mouni de l’Inde, j’aime mieux Siméon Stylite mangé des vers sur son étrange piédestal, qu’un prosaïque industriel, capable de suivre pendant vingt ans une même pensée de fortune.

Héros de la vie désintéressée, saints, apôtres, mounis, solitaires, cénobites, ascètes de tous les siècles, poètes et philosophes sublimes qui aimâtes à n’avoir pas d’héritage ici-bas ; sages, qui avez traversé la vie ayant l’œil gauche pour la terre, et l’œil droit pour le ciel, et toi surtout, divin Spinoza, qui restas pauvre et oublié pour le culte de ta pensée et pour mieux adorer l’infini, que vous avez