Page:Renan - L’Avenir de la science, pensées de 1848.djvu/174

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mais qui enfin est ma vie). Balancement de toute chose, tissu intime, vaste équation où la variable oscille sans cesse par l’accession de données nouvelles, telles sont les images par lesquelles j’essaie de me représenter le fait, sans me satisfaire. Je sens que j’ai autant profité pour former ma conception générale des choses de l’étude de l’hebreu ou du sanskrit que de la lecture de Platon, de la lecture du poème de Job ou de l’Évangile, de l’Apocalypse ou d’une Moallaca, du Baghavat-Gita ou du Coran, que de Leibnitz et de Hegel, de Gœthe ou de Lamartine. Ce n’est pourtant pas Manou ou Koullouca-Bhatta, Antar ou Beidhawi, ce n’est pas la connaissance du sheva et du virama, du Kal et du Niphal, du Parasmaipadam et de l’Attmanépadam qui m’ont fait ma philosophie. Mais c’est la vue générale et critique, c’est l’induction universelle ; et je sens que, si j’avais à moi dix vies humaines à mener parallèlement, afin d’explorer tous les mondes, moi étant là au centre, humant le parfum de toute chose, jugeant et comparant, combinant et induisant, j’arriverais au système des choses (68). Eh bien ce que nul individu ne peut faire, l’humanité le fera ; car elle est immortelle, tous travaillent pour elle. L’humanité arrivera à percevoir la vraie physionomie des choses, c’est-à-dire à la vérité dans tous les ordres. Dites donc que ceux qui auront contribué à cette œuvre immense, qui auront poli une des faces de ce diamant, qui auront enlevé une parcelle des scories qui voilent son éclat natif, ne sont que des pédants, des oisifs, des esprits lourds qui perdent leur temps, et qui, n’étant pas bons pour faire leur chemin dans le monde des vivants, se réfugient dans celui des momies et des nécropoles !

Philosopher, c’est savoir les choses ; c’est, suivant la belle expression de Cuvier, instruire le monde en théorie. Je crois