Page:Renan - L’Avenir de la science, pensées de 1848.djvu/255

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l’art ; il y a variation dans l’idéal. Presque toutes les littératures ont à leur origine le modèle de leur perfection. La science, au contraire, avance par des procédés tout opposés. À côté de ses résultats philosophiques, qui ne tardent jamais à entrer en circulation, elle a sa partie technique et spéciale, qui n’a de sens que pour l’érudit. Plusieurs sciences n’ont même encore que cette partie, et plusieurs n’en auront jamais d’autre.

Les spécialités scientifiques sont le grand scandale des gens du monde, comme les généralités sont le scandale des savants. C’est une suite de la déplorable habitude que l’on a parmi nous de regarder ce qui est général et philosophique comme superficiel, et ce qui est érudit comme lourd et illisible. Prêcher la philosophie à certains savants, c’est se faire regarder comme un esprit léger et une pauvre tête. Prêcher la science aux gens du monde, c’est se ranger à leurs yeux parmi les pédants d’école. Préjugés bien absurdes sans doute, qui pourtant ont leur cause. Car la philosophie n’a guère été jusqu’ici que la fantaisie a priori, et la science n’a été qu’un insignifiant étalage d’érudition. La vérité est, ce me semble, que les spécialités n’ont de sens qu’en vue des généralités, mais que les généralités à leur tour ne sont possibles que par les spécialités ; la vérité, c’est qu’il y a une science vitale, qui est le tout de l’homme, et que cette science a besoin de s’asseoir sur toutes les sciences particulières, qui sont belles en elles-mêmes, mais belles surtout dans leur ensemble. Les spéciaux (qu’on me permette l’expression) commettent souvent la faute de croire que leur travail peut avoir sa fin en lui-même, et prêtent par là au ridicule ; tout ce qui est résultat les alarme et leur semble de nulle valeur. Certes s’ils se bornaient à faire la guerre