Page:Renan - L’Avenir de la science, pensées de 1848.djvu/328

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Le premier âge de l’esprit humain, qu’on se représente trop souvent comme celui de la simplicité, était celui de la complexité et de la confusion. On se figure trop facilement que la simplicité, que nous concevons comme logiquement antérieure à la complexité, l’est aussi chronologiquement comme si ce qui, relativement à nos procédés analytiques, est plus simple, avait dû précéder dans l’existence le tout dont il fait partie. La langue de l’enfant, en apparence plus simple, est en effet plus compréhensive et plus resserrée que celle où s’explique terme à terme la pensée plus analysée de l’âge mûr. Les plus profonds linguistes ont été étonnés de trouver, à l’origine et chez les peuples qu’on appelle enfants, des langues riches et compliquées. L’homme primitif ne divise pas il voit les choses dans leur état naturel, c’est-à-dire organique et vivant (135). Pour lui rien n’est abstrait ; car l’abstraction, c’est le morcellement de la vie ; tout est concret et vivant. La distinction n’est pas à l’origine ; la première vue est générale, compréhensive, mais obscure, inexacte ; tout y est entassé et sans distinction. Comme les êtres destinés à vivre, l’esprit humain fut, dès ses premiers instants, complet, mais non développé : rien ne s’y est depuis ajouté mais tout s’est épanoui dans ses proportions naturelles, tout s’est mis à sa place respective. De là cette extrême complexité des œuvres primitives de l’esprit humain. Tout était dans une seule œuvre, tous les éléments de l’humanité s’y recueillaient en une unité, qui était bien loin sans doute de la clarté moderne, mais qui avait, il faut l’avouer, une incomparable majesté. Le livre sacré est l’expression de ce premier état de l’esprit humain. Prenez les livres sacrés des anciens peuples, qu’y trouverez-vous ? Toute la vie suprasensible, toute l’âme d’une nation.