Page:Renan - L’Avenir de la science, pensées de 1848.djvu/412

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sacrifices. L’abrutissement du peuple, l’arbitraire et le caprice, les intrigues de cour et les lettres de cachet, la Bastille, la potence et les Grands-Jours sont des pièces essentielles de cet édifice, de sorte que si vous récusez les abus, récusez aussi l’édifice ; car ils entrent comme parties intégrantes dans sa construction. Je préférerais pour ma part le siècle de Louis XIV, bien qu’il soit très antipathique à mon goût individuel et que je regarde comme assez niais l’engouement dont on s’était pris pour ce temps dans les dernières années de l’ancien régime, je le préférerais, dis-je, à un état parfaitement régulier, où tous les intérêts seraient assurés, toutes les libertés respectées, où chacun vivrait à son aise, ne créant rien, ne fondant rien, ne produisant rien. Car le but de l’humanité n’est pas que les individus vivent à l’aise, mais que les formes belles et caractérisées soient représentées, et que la perfection se fasse chair.

Au point de vue de l’individu, la liberté, l’égalité absolues semblent de droit naturel. Au point de vue de l’espèce, le gouvernement et l’inégalité se comprennent. Mieux vaut quelque brillante personnification de l’humanité, le roi, la cour, qu’une médiocrité générale. Il faut que la noble vie se mène par quelques-uns, puisqu’elle ne peut se mener par tous. Ce privilège serait odieux, si l’on n’envisageait que la jouissance de l’individu privilégié ; il cesse de l’être si l’on y voit la réalisation d’une forme humanitaire. Notre petit système de gouvernement bourgeois, aspirant par-dessus tout à garantir les droits et à procurer le bien-être de chacun, est conçu au point de vue de l’individu, et n’a pu rien produire de grand. Louis XIV eût-il bâti Versailles, s’il eût eu des députés grincheux pour lui rogner ses budgets ? L’avènement du