Page:Renan - L’Avenir de la science, pensées de 1848.djvu/425

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n’est nullement sans exemple. J’ai souvent éprouvé que je ne vivais jamais plus énergiquement par l’imagination et la sensibilité que quand je m’appliquais a ce que la science a de plus technique et en apparence de plus aride. Quand l’objet scientifique a par lui-même quelque intérêt esthétique ou moral, il occupe tout entier celui qui s’y applique ; quand, au contraire, il ne dit absolument rien à l’imagination et au cœur, il laisse ces deux facultés libres de vaguer à leur aise. Je conçois, dans l’érudit, une vie de cœur très active, et d’autant plus active que l’objet de son érudition offrira moins d’aliment à la sensibilité : ce sont alors comme deux rouages parfaitement indépendants l’un de l’autre. Ce qui tue, c’est le partage. Le philosophe est possible dans un état qui ne réclame que la coopération de la main, comme le travail des champs. Il est impossible, dans une position où il faut dépenser de son esprit et s’occuper sérieusement de choses mesquines, comme le négoce, la banque, etc. Effectivement, ces professions n’ont pas produit un seul homme qui marque dans l’histoire de l’esprit humain.

Dieu me garde de croire qu’un tel système de société soit actuellement applicable, ni même que, actuellement appliqué, il servit la cause de l’esprit. Il faut bien se figurer que l’immense majorité de l’humanité est encore à l’école, et que lui donner congé trop tôt serait favoriser sa paresse. Le besoin, dit Herder, est le poids de l’horloge, qui en fait tourner toutes les roues. L’humanité n’est ce qu’elle est que par la puissante gymnastique qu’elle a traversée, et la liberté ne serait pour elle qu’une décadence si la liberté devait aboutir à diminuer son activité. Je tenais seulement à faire comprendre la possibilité d’un état où la plus haute culture intellectuelle et morale, c’est---