Page:Renan - L’Avenir de la science, pensées de 1848.djvu/427

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Il y a des hommes éminemment doués par la nature, mais peu favorisés par la fortune, qui deviennent fiers et presque intraitables, et mourraient plutôt que d’accepter pour vivre ce que l’opinion regarde comme une humiliation extérieure. Werther quitte son ambassadeur parce qu’il trouve dans son salon des sots et des impertinents ; Chatterton se suicide parce que le lord maire lui a offert une place de valet de chambre. Cette extrême sensibilité pour l’extérieur prouve une certaine humilité d’âme et témoigne que ceux qui l’éprouvent n’ont pas encore atteint les hauts sommets philosophiques. Ils sont même à la limite d’un suprême ridicule, car, s’ils ne sont pas en effet des génies (et qui les en assure ! Combien d’autres l’ont cru comme eux sans l’être ?), ils risquent de ressembler aux plus sots, aux plus ridicules, aux plus fats de tous les hommes, à ces Chatterton manqués, à ces jeunes gens de génie méconnus, qui trouvent tout au-dessous d’eux, et anathématisent la société, parce que la société ne fait pas un douaire convenable à ceux qui se livrent à de sublimes pensées. Le génie n’est nullement humilié pour travailler de ses mains. Certes, on ne peut exiger de lui qu’il se donne de toute âme à son métier, qu’il s’absorbe dans son bureau ou son atelier. Mais rêver n’est pas une profession, et c’est une erreur de croire que les grands écrivains eussent pensé beaucoup plus s’ils n’avaient eu autre chose à faire qu’à penser. Le génie est patient et vivace, je dirai presque robuste et paysan. « La force de vivre fait essentiellement partie du génie. » C’est à travers les luttes d’une situation extérieure que les grands génies se sont développés, et, s’ils n’avaient pas eu d’autre profession que celle de penseurs, peut-être n’eussent-ils pas été si grands. Béranger a bien été expéditionnaire. L’homme