Page:Renan - L’Avenir de la science, pensées de 1848.djvu/494

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demoiselle, il n’éprouve et ne fait éprouver que l’embarras. — Votre Hermann, dira-t-on, est un campagnard, qu’il aille au village. — Nullement. Au village, il trouvera la grossièreté, l’ignorance, l’inintelligence des choses fines et belles. Or, Hermann est poli et cultivé, plus raffiné même que les hommes de salon, mais non d’un raffinement artificiel et factice. Il y a en lui un monde de pensée et de sentiment, que ne sauraient comprendre ni la grossière stupidité ni le scepticisme frivole. C’est l’homme vrai et sincère, prenant au sérieux sa nature et adorant les inspirations de Dieu dans celles de son cœur.

Le travail intellectuel n’a donc toute sa valeur que quand il est purement humain, c’est-à-dire quand il correspond à ce fait de la nature humaine : l’homme ne vit pas seulement de pain. Le grand sens scientifique et religieux ne renaîtra que quand on reviendra à une conception de la vie aussi vraie et aussi peu mêlée de factice, que celle qu’on doit se faire, ce me semble, seul au milieu des forêts de l’Amérique, ou que celle du brahmane, quand, trouvant qu’il a assez vécu, il se dispose au grand départ, jette son pagne, remonte le Gange, et va mourir sur les sommets de l’Himalaya. Qui n’a éprouvé de ces moments de solitude intérieure, où l’âme descendant de couche en couche, et cherchant à se joindre elle-même, perce les unes après les autres toutes les surfaces superposées, jusqu’à ce qu’elle arrive au fond vrai, où toute convention expire, où l’on est en face de soi-même sans fiction ni artifice ? Ces moments sont rares et fugitifs ; habituellement nous vivons en face d’une tierce personne, qui empêche l’effrayant contact du moi contre lui-même. La franchise de la vie n’est qu’à la condition de percer ce voile intermédiaire, et de poser incessamment sur le