Page:Renan - L’Avenir de la science, pensées de 1848.djvu/515

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racines soient amères ? Je m’indigne de voir un homme tant soit peu initié à la culture du xixe siècle conserver encore les croyances et les pratiques du passé. Au contraire, quand je parcours les campagnes et que je vois à chaque angle de chemin et dans chaque chaumière les signes du plus superstitieux catholicisme, je m’attendris, et j’aimerais mieux me taire toute ma vie que de scandaliser un seul de ces enfants. Une Sainte-Vierge chez un homme réfléchi et chez un paysan, quelle différence ! Chez l’homme réfléchi, elle m’apparaît comme une révoltante absurdité, le signe d’un art épuisé, l’amulette d’une avilissante dévotion ; chez le paysan, elle m’apparaît comme le rayon de l’idéal qui pénètre jusque sous ce toit de chaume. J’aime cette foi simple, comme j’aime la foi du moyen âge, comme j’aime l’Indien prosterné devant Kali ou Krischna, ou présentant sa tête aux roues du char de Jagatnata. J’adore le sacrifice antique ; je n’ai que du dégoût pour le niais taurobole de Julien. Le paysan sans religion est la plus laide des brutes, ne portant plus le signe distinctif de l’humanité (animal religiosum). Hélas un jour viendra où ils devront subir la loi commune et traverser la vilaine période de l’impiété. Ce sera pour le plus grand bien de l’humanité ; mais, Dieu que je ne voudrais pour rien au monde travailler à cette œuvre-là. Que les laids s’en chargent Ces bonnes gens n’étant pas du xixe siècle il ne faut pas trouver mauvais qu’ils soient de la religion du passé. Telle est ma manière au village, je vais à la messe ; à la ville, je ris de ceux qui y vont.

Je suis quelquefois tenté de verser des larmes quand je songe que, par la supériorité de ma religion, je m’isole, en apparence de la grande famille religieuse où sont tous ceux que j’aime, quand je pense que les plus belles âmes