Page:Renan - Lettres intimes 1842-1845, calmann-levy, 1896.djvu/114

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pauvre enfant ! je ne vis que de souvenirs ; mais aussi la pensée de ceux que j’aime ne me quitte jamais : qu’est-ce qui pourrait en détacher mon âme ?…

Ta lettre, mon Ernest, est, depuis que je l’ai reçue, l’objet de mes continuelles réflexions. Involontairement, je frissonne en lisant les questions qui s’agitent dans ton esprit et en songeant que tu es livré à ces graves pensées dans l’âge où la vie est ordinairement insouciante et frivole ; et, cependant, malgré toute ma tendresse pour toi, je ne puis qu’être heureuse en te voyant envisager sérieusement ce que tant d’autres ne jugent qu’avec légèreté ou d’après les passions de leur cœur. Oui, mon bon ami, les premiers débuts de la vie ont une influence souvent irréparable sur toute l’existence et je le sentais profondément lorsque j’appelais sans cesse tes réflexions sur cette vérité. On prend pour un goût inné les velléités que témoigne un adolescent de quatorze à seize ans, sans songer que l’homme de seize ans et celui de trente ans sont deux êtres presque différents. Je ne saurais trop te le répéter, mon