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Page:Renan - Melanges Histoires et Voyages,Calmann,1878.djvu/376

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MÉLANGES D’HISTOIRE.

à la fois morales, religieuses, civiles, pénales, politiques, se donnant le droit de censurer l’individu, qui rappellent les règles d’un chapitre de religieux et qui sont la plus complète négation de la liberté. Le grand service que Rome rendit au monde fut de faire disparaître ces vieilles coutumes locales et de créer la notion du droit libéral, fixant des pénalités pour les délits que la société ne peut supporter sans se détruire, protégeant chacun dans sa personne et dans ses biens, et abandonnant le reste à la morale individuelle. L’Église chrétienne, devenue officielle à partir du Ve siècle, fit revivre le droit de la communauté sur les mœurs de l’individu ; l’œuvre principale de la civilisation moderne a été de supprimer une telle ingérence. L’acte le plus coupable moralement ne relève que du mépris public, s’il n’implique un délit formel prévu par la loi. Cette différence entre les sociétés anciennes et les sociétés modernes vient d’une cause toute simple. Nos puissants États modernes protègent assez l’individu pour que la coutume devienne une garantie superflue. Dans une société comme celle des Kabyles, où il n’y a pas de force publique, il est de la plus haute importance qu’un Kabyle garde son anaïa, et il est juste que celui qui manque soit puni par l’amende, car cette anaïa est la condition qui permet à la société d’exister sans force publique ; elle constitue, qu’on me permette l’expression, une économie de gendarmes, et celui qui ne paye pas cette quote-part de la sûreté publique est en reste avec la société. En principe, la vertu est d’autant plus nécessaire que l’État est moins fort. L’État est, si j’ose le dire, un équivalent de vertu ; il la rend moins nécessaire, et restitue à la liberté de l’individu