Page:Renan - Nouvelles lettres intimes 1846-1850, Calmann Levy, 1923.djvu/206

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sans force sur lui exposé a mourir de faim, et à qui il est absolument impossible de sortir de cet état, quelque effort qu’il fasse, comment veut-on que ce misérable se console par la vue d’un monde supérieur dont il n’a pas le sens, et qu’il ne cherche pas à acquérir par le crime ce qu’il ne peut obtenir par des voies légitimes ? Ce serait un ange de vertu, qu’on pourrait à peine l’attendre de lui, et la vertu lui est impossible !… Car l’honnêteté même est devenue chez nous un monopole, et on ne peut être honnête homme qu’avec un habit noir et un peu d’argent. Nous trouvons insoutenable le privilège de l’ancienne noblesse vis-à-vis de la classe bourgeoise. Mais n’est-il pas aussi affreux de voir une portion considérable de l’humanité, des enfants de Dieu tout comme nous, condamnés à l’avilissement, et fatalement réduits à ne pouvoir sortir de ce cercle de fer ? Il est prouvé physiquement que celui qui entre dans le monde sans avoir, ou sans que d’autres fassent des avances pour lui, ne pourra jamais vivre que du travail manuel le plus grossier ; c’est-à-dire ne vivra qu’à peine. Il est physiquement prouvé qu’une femme, qui n’a pas de secours extérieur, ne peut vivre du travail de ses mains, que par conséquent elle n’a qu’à choisir entre le vol ou la prostitution. Comment veux-tu après cela, ma pauvre amie, que nous n’ayons pas un peu de chaleur contre les égoïstes, qui refusent de faire entrer tout cela dans leur économie politique, qui s’obstinent à ne faire de cette science que la science