Page:Renan - Nouvelles lettres intimes 1846-1850, Calmann Levy, 1923.djvu/208

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être propre à apprécier le présent. Quant à la Presse, ce n’est qu’un petit homme dépité, qui dit des sottises. Je ne suis pas des plus optimistes, chère amie ; je suis surtout très peu enthousiaste des hommes, et en vérité c’est un peu leur faute. Mais je n’en persiste pas moins à croire qu’à travers toutes les petites passions, à travers les ambitions personnelles, à travers les malheurs et même les crimes, il s’accomplit une grande transformation, pour le plus grand bien de l’humanité.

Nous sommes, je crois, d’accord sur ceci, chère et excellente amie. Mais tu conçois des craintes exagérées, tu crois que cette révolution ne s’accomplira que par d’épouvantables catastrophes  ; tu dis (ce mot m’a percé le cœur) que si la prospérité doit sortir de te chaos, ce ne sera que sur ta tombe ! Non, ma fille bien-aimée ; toi-même tu en profiteras : ces beaux jours luiront pour nous tous ; bien plus, nous ferons mieux que d’en jouir ; nous y aurons travaillé, et nous aurons souffert en attendant. Et quoi ! Henriette, n’es-tu pas toi-même une triste victime de ce déplorable état social que nous voulons changer ? Si, avec tes rares et toutes viriles facultés ; si, avec ton instruction et ton caractère ; si, après tant de sacrifices et de si pénibles dévouements, l’avenir peut encore t’attrister, oh ! n’est-on pas endroit d’en accuser un peu une constitution sociale, où de telles injustices sont possibles ? L’organisation nouvelle, je te l’assure, ne peut que nous être favorable, lors même que nous devrions d’abord traverser