Page:Renan - Nouvelles lettres intimes 1846-1850, Calmann Levy, 1923.djvu/359

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très peu le progrès véritable de l’esprit humain. Nous usons nos forces à défendre nos libertés, sans songer que ces libertés ne sont qu’un moyen, qu’elles n’ont de prix qu’en tant qu’elles peuvent faciliter l’avènement des idées vraies. Nous tenons par-dessus tout à être libres de produire, et en fait, nous ne produisons pas. Nous voulons être libres de penser, et de fait, on a pensé plus librement et plus hardiment, il y a un demi-siècle, à la cour de Weimar, sous un gouvernement absolu, que dans notre pays qui a livré tant de combats pour la liberté. Gœthe, l’ami du grand-duc, aurait pu se voir en France poursuivi devant les tribunaux. Le traducteur de Feuerbach, auteur d’un ouvrage intitulé : Das Wesen des Christianismus, n’eût pas trouvé d’éditeur qui osât publier son livre. Occupons-nous donc un peu plus de penser et un peu moins d’être libres d’exprimer notre pensée. Je le répète, l’homme qui a raison est toujours assez libre. Ah ! n’est-il pas bien probable que ceux qui crient à la liberté violée ne sont pas tant des gens qui, possédés par le vrai, souffrent de ne pouvoir le divulguer, que des gens qui, n’ayant aucune idée, exploitent à leur profit cette liberté qui ne devrait servir que pour le progrès rationnel de l’esprit humain. Les novateurs qui ont eu raison aux yeux de l’avenir ont pu être persécutés ; mais la persécution n’a pas retardé d’une année peut-être le triomphe de leurs idées, et leur a plus servi par ailleurs que n’eût fait un triomphe immédiat.