Page:Renan - Nouvelles lettres intimes 1846-1850, Calmann Levy, 1923.djvu/399

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m’environnent, je suis sans cesse près de toi par le cœur et la pensée. Doublement, je remercie aujourd’hui la Providence de m’avoir fait connaître l’Italie ; je sens la joie que ce beau pays te donne, et il me semble que je m’y attache à chaque heure par de nouveaux liens.

Tu me demandes, cher ami, si j’ai oublié l’Ara Cœli. J’espère n’avoir rien oublié de Rome, et cette église était aussi l’un des lieux que j’aimais le plus à visiter. Par une étrange sympathie, c’était aussi le matin que je m’y rendais, comme tu as coutume de le faire. Que de doux instants j’y ai passés ! Je me rappelle qu’en marchant entre ces colonnes dépareillées, entre ces débris dont le rapprochement suggère tant de réflexions, je me rappelle, dis-je, que je ne pus excuser l’historien Gibbon d’avoir trouvé dans le même lieu l’inspiration d’une œuvre partiale, et dès lors souvent mesquine et injuste, malgré tant d’autres qualités. Tu y puiseras autre chose, je n’en doute point, mon Ernest. — Je t’attends à l’heure où les chefs-d’œuvre de la peinture et de la sculpture auront frappé ton âme en apparaissant a tes regards : c’est, selon moi, une grande époque dans la vie que le jour où l’on a vu l’Apollon du Belvédère, la Transfiguration, la Communion de saint Jérôme. — Le prodigieux Moïse de Michel-Ange (dans l’église S. Pietro in Vincoli) me causait une émotion qu’aucune parole ne saurait exprimer. Ah ! que le cœur de l’homme est grand devant une pareille œuvre ! car c’est l’œuvre d’une âme