Page:Renan - Nouvelles lettres intimes 1846-1850, Calmann Levy, 1923.djvu/400

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et non pas d’un ciseau. Au bout de quatre années, lorsque je ferme les yeux, je vois encore intérieurement le regard de ce marbre animé.

Mon Ernest, je dis bien mal ce que je sais pourtant sentir comme toi, avec la plus grande vivacité et de toute mon âme ; tu suppléeras à la faiblesse de mon expression. Comment bien parler d’un ciel enchanteur, de ce qu’il a inspiré, en ne voyant sous ses yeux que les arbres courbés sous le poids du givre, qu’une atmosphère uniformément chargée de neige ? Oh ! merci, mon bon frère, de m’envoyer dans tes lettres chéries quelques souvenirs d’un ciel plus généreux, quelques parfums du midi, quelques rayons du beau soleil de Rome !… Ma pauvre imagination en a bien besoin : il n’est dans toute ma personne que les facultés de mon cœur qui résistent aux rigueurs de ce climat.

Je suis toujours a la campagne, et j’y serai sans doute quelques semaines encore, car la neige est tellement abondante cette année qu’il est devenu presque impossible de voyager, même en traîneau. Cher Ernest, te parler de traîneaux quand tu es à Rome ! Tout est enseveli sous un linceul de plusieurs pieds d’épaisseur, et j’ai déjà vu le thermomètre à quinze degrés au-dessous de zéro. Au reste, cher ami, ne t’alarme point de ces rigueurs ; je ne les sens point. Depuis trois semaines nous sommes entièrement séquestrés dans cette immense maison, et rien ne m’oblige à sortir. Sous ce rapport, j’aime mieux passer ici les plus mauvais