Page:Renan - Souvenirs d’enfance et de jeunesse.djvu/113

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draient peut-être quelque chose de leurs qualités et n’acquerraient pas celles que donne la haute culture ; mais ne les méprisez pas. Le dédain est la seule chose pénible pour les natures simples ; il trouble leur foi au bien ou les porte à douter que les gens d’une classe supérieure en soient bons appréciateurs.

Cette disposition, que j’appellerais volontiers romantisme moral, je l’eus au plus haut degré, par une sorte d’atavisme. J’avais reçu, avant de naître, le coup de quelque fée. Gode, la vieille sorcière, me le disait souvent. Je naquis avant terme et si faible que, pendant deux mois, on crut que je ne vivrais pas. Gode vint dire à mère qu’elle avait un moyen sûr pour savoir mon sort. Elle prit une de mes petites chemises, alla un matin à l’étang sacré ; elle revint la face resplendissante. « Il veut vivre, il veut vivre ! criait-elle. À peine jetée sur l’eau, la petite chemise s’est soulevée. » Plus tard, chaque fois que je la rencontrais, ses yeux étincelaient : « Oh ! si vous aviez vu, disait-elle, comme les deux bras s’élancèrent ! » Dès lors, j’étais aimé des