Page:Renan - Souvenirs d’enfance et de jeunesse.djvu/126

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sous la conduite de Fragan, vers l’an 480. Ils vécurent là treize cents ans d’une vie obscure, faisant des économies de pensées et de sensations, dont le capital accumulé m’est échu. Je sens que je pense pour eux et qu’ils vivent en moi. Pas un de ces braves gens n’a cherché, comme disaient les normands, à gaaingner ; aussi restèrent-ils toujours pauvres. Mon incapacité d’être méchant, ou seulement de le paraître, vient d’eux. Ils ne connaissaient que deux genres d’occupations, cultiver la terre et se hasarder en barque dans les estuaires et les archipels de rochers que forme le Trieux à son embouchure. Peu avant la révolution, trois d’entre eux gréèrent une barque en commun et se fixèrent à Lézardrieux. Ils vivaient ensemble sur la barque, le plus souvent retirée dans une anse du Lédano ; ils naviguaient à leur plaisir et quand la fantaisie leur en prenait. Ce n’étaient pas des bourgeois, car ils n’étaient pas jaloux des nobles : c’étaient des marins aisés et ne dépendant de personne.

Mon grand-père, l’un d’eux, fit une étape de