Page:Renan - Souvenirs d’enfance et de jeunesse.djvu/132

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près du pont ; il te salua ; mais tu étais trop respecté dans le pays ; il n’osa te parler, et je ne voulus pas te dire. C’était la meilleure créature de Dieu ; mais on ne put jamais l’astreindre à travailler. Il était toujours par voies et par chemins, passant ses jours et ses nuits dans les cabarets ; avec cela, bon et honnête ; mais il fut impossible de lui donner un état. Tu ne peux te figurer comme il était charmant avant que la vie qu’il menait l’eût épuisé. Il était adoré dans le pays, on se l’arrachait. Ce qu’il savait de contes, de proverbes, d’histoires à faire mourir de rire ne peut se concevoir. Tout le pays le suivait. Avec cela, assez instruit ; il avait beaucoup plu. Dans les cabarets, on faisait cercle autour de lui, on l’applaudissait. Il était la vie, l’âme, le boute-en-train de tout le monde. Il fit une véritable révolution littéraire. Jusque-là, les Quatre fils d’Aymon et Renaud de Montauban avaient eu la vogue. On connaissait tous ces vieux personnages, on savait leur vie par cœur ; chacun avait son héros particulier pour lequel il se passionnait. Pierre fit connaître des his-