Page:Renan - Souvenirs d’enfance et de jeunesse.djvu/144

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respectait même. Sa résignation, sa mine souriante, paraissaient une vision d’un autre monde. On ne comprenait pas, mais on sentait en lui quelque chose de supérieur ; on s’inclinait.

Il n’allait jamais à l’église et évitait toutes les occasions où il eût fallu manifester une foi religieuse matérielle. Le clergé le voyait de très mauvais œil ; on ne parlait pas contre lui au prône, car il n’y avait pas scandale ; mais, en secret, on ne prononçait son nom qu’avec épouvante. Une circonstance particulière augmentait cette animosité et créait autour du vieux solitaire une sorte d’atmosphère de diaboliques terreurs.

Il possédait une bibliothèque très considérable, composée d’écrits du XVIIIe siècle. Toute cette grande philosophie, qui, en somme, a plus fait que Luther et Calvin, était là réunie. Le studieux vieillard la savait par cœur et vivait des petits profits que lui rapportait le prêt de ses volumes à quelques personnes qui lisaient. C’était là pour le clergé une sorte de puits de l’abîme, dont on parlait avec horreur.