Page:Renan - Souvenirs d’enfance et de jeunesse.djvu/345

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a été pour moi douloureuse ; car toute circonstance qui m’arrache à ma vie ordinaire me replonge dans mes anxiétés. Je me console en pensant à Jésus, si beau, si pur, si idéal en sa souffrance, qu’en toute hypothèse j’aimerai toujours. Même si je venais à l’abandonner, cela devrait lui plaire ; car ce serait un sacrifice fait à la conscience, et Dieu sait s’il me coûterait !

Je crois que toi, du moins, tu saurais le comprendre. Oh ! mon ami, que l’homme est peu libre dans le choix de sa destinée ! Voici un enfant qui n’agit encore que par impulsion et imitation ; et c’est à cet âge qu’on lui fait jouer sa vie ; une puissance supérieure l’enlace dans d’indissolubles liens ; elle poursuit son travail en silence, et, avant qu’il commence à se connaître, il est lié sans savoir comment. À un certain âge, il se réveille ; il veut agir. Impossible… ; ses bras et ses mains sont pris dans d’inextricables réseaux ; c’est Dieu même qui le serre, et la cruelle opinion est là, faisant un irrévocable arrêt des velléités de son enfance, et elle rira de lui s’il veut quitter le jouet qui amusa ses premières années. Oh ! encore s’il n’y avait que l’opinion ! Mais tous les liens les plus doux de la vie entrent dans le tissu du filet qui l’entoure, et il faudra qu’il arrache la moitié de son cœur, s’il veut s’en délivrer. Que de fois j’ai désiré que l’homme naquît ou tout à fait libre ou dénué de liberté. Il serait moins à plaindre s’il naissait comme la plante invariablement fixée au sol qui doit la nourrir. Avec ce lambeau de liberté, il est assez fort pour résister, pas assez pour agir… Ô mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous