Page:Renan - Souvenirs d’enfance et de jeunesse.djvu/385

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vestitum, la table, le logement, et de quoi s’acheter une soutane par an. Je n’avais jamais désiré autre chose pour moi-même. La petite aisance que j’ai maintenant ne m’est venue que tard et malgré moi. J’envisage le monde comme m’appartenant, mais je n’en prends que l’usufruit. Je quitterai la vie sans avoir possédé d’autres choses que « celles qui se consomment par l’usage », selon la règle franciscaine. Toutes les fois que j’ai voulu acheter un coin de terre quelconque, une voix intérieure m’en a empêché. Cela m’a semblé lourd, matériel, contraire au principe : Non habemus hic manentem civitatem. Les valeurs sont choses plus légères, plus éthérées, plus fragiles ; elles attachent moins, et on risque plus de les perdre.

Au train que prend maintenant le monde, c’est là un amer contresens, et, quoique la règle que j’ai choisie m’ait mené au bonheur, je ne conseillerais à personne de la suivre. Je suis maintenant trop vieux pour changer, et d’ailleurs je suis content ; mais je croirais duper les jeunes gens en leur disant de faire