Page:Renan - Souvenirs d’enfance et de jeunesse.djvu/426

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rien à ces sortes de choses, que je n’y ferai que des sottises, que j’aurai à essuyer des risées et des rebuts. Je ne suis pas né chevalier d’industrie. Ils se moqueront de ma simplicité et me prendront pour un imbécile. Encore si j’étais sûr de moi ! Mais si j’allais perdre par leur contact la pureté de mon cœur et ma conception de la vie ? S’ils venaient à m’infecter de leur positivisme ? Et quand je serais sûr de moi, serais-je sûr de l’extérieur, qui agit sur nous si fatalement ? Et qui peut se connaître lui-même sans craindre sa faiblesse ? En vérité, mon ami, n’est-il pas vrai que Dieu m’a joué un bien mauvais tour ? Il semble qu’il ait déployé toutes ses voies pour m’envelopper de toutes parts ; et il n’en fallait pas tant contre un pauvre enfant qui n’y voyait pas malice. N’importe, je l’aime, et je suis persuadé qu’il a tout fait pour mon bien, malgré la contradiction des faits. Il faut être optimiste pour l’individu comme pour l’humanité, malgré la perpétuelle opposition des faits isolés. C’est là qu’est le courage ; il n’y a que moi qui puisse me faire du mal à moi-même.

Je pense souvent à vous, mon bon ami ; vous devez être bien heureux. Un avenir favorable et déterminé s’ouvre devant vous ; vous voyez le but, vous n’avez qu’à marcher vers lui… Vous aurez un avantage immense, un dogme rigoureusement formulé… Vous conserverez de la largeur ; puissiez-vous ne jamais découvrir une désolante incompatibilité entre deux besoins de votre cœur et de votre esprit. Une cruelle option vous serait alors imposée. Quelque opinion que vous soyez obligé d’avoir de ma situation actuelle et de l’innocence de